J'ai le très grand plaisir de vous présenter le travail qu'Aurélie Mourier a mené pendant les cinq semaines qu'elle a passées en résidence à l'aparté.
L'exercice est un brin ardu, tellement sa démarche est sophistiquée, élaborée, tellement aussi le projet global dans lequel s'inscrit le travail qu'elle nous présente ici est ambitieux. Je m'y risque cependant avec gourmandise.
Aurélie a créé une sorte de langage formel original, composé de voxels (pixels en trois dimensions), qu'elle combine de manière systématique dans une matrice elle-même composée de 25 unités de base.
De la même manière qu'en combinant les 26 lettres de l'alphabet, on peut écrire tous les livres, dans toutes les langues, écrire le passé et le futur de l'humanité, Aurélie crée des formes (en combinant des voxels dans la matrice) qui vont alimenter une bibliothèque. Les formes sont reconnaissables, comme le stéréo-microscope de l'exposition, ou plus aléatoire, à la manière des livres de la bibliothèque de Babel dans la nouvelle de Jorge Luis Borges.
Aurélie puise, pour créer ses formes, dans les outils et méthodes inventés par les scientifiques pour appréhender le monde, la complexité vertigineuse du réel.
C'est l'archéologue qui quadrille très précisément son terrain (en 2D) et qui, en dégageant des couches successives, révèle, invente au sens premier du terme, des formes en 3D. (Ses livres sculptés sont de ce point de vue une magnifique métaphore du travail de l'archéologue.)
C'est le géographe qui, en traçant des courbes de niveau sur son plan en 2D, crée des formes en 3D.
C'est le botaniste qui crée des outils comme le stéréo-microscope que vous voyez, lui permettant de jouer sur l'échelle de l'objet qu'il observe et, grâce à un système d'oculaires différents pour l'oeil droit et l'oeil gauche, d'en étudier les volumes.
C'est le biologiste qui observe en 2D la vie cellulaire et qui, grâce à des outils informatiques, va modéliser par assemblages de briques, des molécules en 3D qui pourront par exemple en corriger des dysfonctionnements.
Aurélie embrasse toutes ces méthodes de manière tout à fait sigulière dans son processus de création. On le voit en particulier très clairement dans les documents préparatoires qu'elle nous montre dans la petite salle.
Mais l'essentiel de son propos, je crois, n'est pas là. Ce projet n'est pas un "projet concept" à la manière de la cuisine moléculaire - vous savez ces grands chefs qui introduisent des procédés scientifiques dans leur cuisine, qui font de la crème chantilly avec de l'hydrogène liquide.
On oppose souvent injustement la figure du scientifique, rationnel, techniciste, à celle de l'artiste, doux rêveur, insensible aux choses matérielles et qui flotte dans le monde sensible.
Ce qu'Aurélie explore il me semble dans son travail, c'est la motivation fondamentale que partagent artistes et scientifiques, de repousser les frontières de la connaissance et de la compréhension du monde, l'attirance irrépressible devant l'infiniment grand, l'infiniment petit, le vertige qui nous saisit face à la complexité, l'indicible ou l'absurdité, cette quête métaphysique qui nous relie, ce besoin du genre humain de mesurer, compter, classer, représenter pour repousser la perspective du destin tragique qui nous attend.
(Je me suis demandé si tout ça ne te venait pas de la confrontation pendant l'enfance à une grande icône contemporaine, celle d'Einstein tirant la langue, avec son air de savant fou, poète et vaguement illuminé?)
(J'ai dit métaphysique, mais concernant le travail que tu nous montres aujourd'hui, on devrait plutôt parler de métabotanique... mais j'avoue que le concept est encore un peu flou!)
Quoiqu'il en soit, ces deux visages que tu nous montres, de l'artiste et du scientifique, sont pour moi les deux plus beaux et précieux visages du genre humain... à côté de ceux du professeur et du politique mais c'est un autre sujet...
J'ai l'intuition que ton projet de construction d'une bibliothèque de formes peut te porter encore très longtemps, peut-être même toute ta vie d'artiste, à la manière d'un Pierre Soulages qui depuis 60 ou 70 ans continue d'explorer, de manière systématique, le noir et l'outre-noir.
Je pense même que l'on peut sans risque programmer ta prochaine résidence à l'aparté en 2051... et j'en fourmille déjà d'impatience !